Sparte
À son grand écœurement, Cléandre dut être porté jusque sur le toit par deux serviteurs lorsque l’on apprit que la cavalerie ennemie se trouvait en vue des murs de la cité. Ses poumons en triste état avaient presque cessé de fonctionner et même son casque et sa cuirasse en cuir bouilli s’avéraient trop lourds pour lui. Il ne respirait plus que par à-coups quand ses porteurs atteignirent le toit.
Soudain, son souffle se coinça dans sa gorge et il toussa du sang, qui étoila la pierre blanche de taches vermillon. Se mettant difficilement debout, il s’approcha du parapet qui faisait le tour du bâtiment. De la position où il se trouvait, la rue du Départ lui était révélée dans son intégralité. À gauche se dressait l’agora, aux issues bloquées par des étals renversés. Et, loin à droite, il apercevait la plaine et le nuage de poussière annonçant l’arrivée de l’ennemi.
D’un signe de la main, il appela son serviteur personnel. Dorien était un jeune Kadmyen né au service de Cléandre. Il porta sa corne de bouc incurvée à sa bouche et souffla dedans avec force. Le son résonna dans toute la cité. Cléandre fit rapidement le tour des toits ; les hommes dissimulés signalèrent brièvement leur présence en levant le bras.
Les yeux de l’éphore picotaient de sueur et son visage bronzé avait pris un teint cireux.
« Allongez-vous quelques instants, monsieur, lui suggéra Dorien en lui touchant le bras.
— Si… si je le fais… je ne me… relèverai pas. »
Il s’agenouilla derrière le petit rempart, ignorant la douleur qui vrillait son corps en manque d’oxygène. Le roi lui avait confié la défense de Sparte, et Cléandre se montrerait digne de cette confiance. Il récapitula une nouvelle fois la tactique prévue, en se demandant si elle présentait des failles que les Macédonyens pourraient éventuellement exploiter. Il avait fait bloquer toutes les artères, à l’exception de l’avenue d’Athéna et de la rue du Départ, qui lui était parallèle. Toutes deux menaient à la place du marché, mais les multiples ruelles permettant de quitter cette dernière avaient elles aussi été condamnées à l’aide de meubles pris dans les plus proches habitations. Cléandre fit un rapide tour d’horizon des chefs d’unité qu’il avait sélectionnés. Le manque de compétence de certains l’inquiétait, d’autres lui faisaient franchement peur, mais il n’avait pas eu le choix. Les meilleurs éléments avaient suivi Parménion, et il ne servait à rien de se ronger les sangs en pensant à ceux qui restaient pour défendre la cité.
L’ennemi approchait rapidement et Cléandre distingua les premiers reflets du soleil sur les casques et les fers de lances. Plusieurs milliers de cavaliers arrivaient au galop et le Spartiate fut soudain pris d’un doute affreux. Pourraient-ils stopper une telle horde ?
« Zeus, prête-moi la force nécessaire, pria-t-il avant de se tourner vers Dorien. Baisse-toi, mon garçon, et tiens-toi prêt. »
Trois hommes les rejoignirent. Les deux premiers portaient chacun un arc et plusieurs carquois de flèches, et le dernier alla s’installer à côté des vingt javelots préparés à son intention. Il souleva le premier pour évaluer son équilibrage.
« Pas… avant… le signal », l’avertit Cléandre, et l’homme acquiesça en souriant.
J’étais un soldat, autrefois, songea le conseiller. À l’époque, j’aurais revêtu mon armure et je serais allé combattre à la droite de mon roi, fier de ma force et de mes facultés martiales. Une nouvelle quinte de toux secoua son corps squelettique. Des lumières brillantes dansaient devant ses yeux et il se sentit partir sur le côté. Dorien l’empêcha de tomber. La vision de Cléandre se troublait et les ténèbres se refermaient sur lui. Faisant appel à toute sa volonté, il les repoussa pour se concentrer sur la cavalerie adverse. Il la vit se scinder en deux et la moitié des Macédonyens s’engagèrent dans la rue du Départ.
Il y avait bien longtemps, Sparte était protégée par une imposante muraille, mais Lycurgos, qui avait établi le code du soldat, avait coutume de dire qu’un mur de boucliers était toujours plus fort qu’un mur de pierres, aussi les défenses artificielles de la cité avaient-elles été abattues. L’armée de Sparte était si puissante que nul ennemi ne s’en était jamais pris directement à la cité.
Jusqu’à aujourd’hui…
Voyant les cavaliers envahir la rue du Départ, Dorien se tourna vers son maître, mais ce dernier secoua lentement la tête. Les hommes du Roi-Démon ne cessaient d’approcher, leur cape blanche flottant au vent. La plupart d’entre eux étaient des Korynthyens armés d’épées ou de lances et qui ne portaient qu’une armure minimale, comptant sur la rapidité de leur monture et sur le petit bouclier qu’ils maintenaient ficelé à l’avant-bras gauche pour se protéger. Cléandre attendit que les premiers atteignent le bout de la rue du Départ.
« Maintenant », murmura-t-il en voyant la longue colonne étirée sous ses yeux.
De nouveau, la corne sonna et des Spartiates apparurent sur tous les toits, faisant pleuvoir un déluge de mort sur les envahisseurs. Les chevaux s’abattirent par centaines, projetant leurs cavaliers en tous sens. Aussitôt, les archers prirent pour cibles les survivants qui n’avaient nulle part où aller. Tuniques et capes blanches se couvrirent de rouge et les cris des mourants résonnèrent au-dessus de la cité. Cléandre observa le carnage sans la moindre passion, se tournant vers l’agora au moment où les premiers Korynthyens y arrivaient, pour se faire accueillir par une grêle de projectiles.
Les esclaves en armes escaladèrent les barricades pour se jeter sur les cavaliers démoralisés, qu’ils tirèrent à bas de leur monture avant de les massacrer à l’aide de couteaux ou de hachettes.
Les serviteurs du Dieu Noir tentèrent d’échapper à la nasse qui s’était refermée sur eux, mais l’unique issue se trouvait à l’autre extrémité de la rue, qui regorgeait de cadavres.
Et l’hécatombe se poursuivit.
Cléandre tomba lentement en arrière.
Son champ de vision s’obscurcit et les hommes qui l’entouraient devinrent de simples ombres. Puis une silhouette dorée émergea de la brume. Toute douleur quitta alors l’éphore, qui se leva pour faire face au nouveau venu.
« Je me suis montré digne de votre confiance, sire. La cité est sauvée.
— Je suis fier de toi, cousin », lui répondit Parménion, roi de Sparte.
Cléandre baissa les yeux sur son corps décharné, oublié de tous alors que le combat continuait de faire rage. Il éprouvait du plaisir à avoir enfin échappé à cette enveloppe corporelle squelettique et malade. Puis le désespoir l’envahit. Si son souverain se trouvait ici, cela signifiait que…
« Avons-nous perdu, sire ?
— Pas encore. La bataille se poursuit. Viens, suis-moi.
— Je l’ai toujours fait, sire, et je continuerai de toute éternité. Mais où allons-nous ?
— À la Plaine sanglante, mon ami. Nombre de Spartiates auront besoin d’un guide avant que le soleil ne se couche. »